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Le tricentenaire de la Bibliothèque de l'Ordre

Mis à jour le 27 avril 2021

L’existence d’un avocat se conjugue avant tout au présent et le barreau n’a guère le loisir d’interroger son passé, alors que celui-ci est riche et porteur d’enseignements. Une commémoration comme ce tricentenaire est d’abord un prétexte pour marquer une pause et faire le point. Il ne saurait être question ici d’une nostalgie aussi stérile que dangereuse, mais plutôt d’un dialogue familier avec les avocats d’hier, pour découvrir ou redécouvrir leurs préoccupations et leurs centres d’intérêt.

S’ils sont assurément différents des membres du barreau actuel, comme peuvent l’être les ancêtres de leurs descendants, ils apparaissent à bien des égards comme leurs semblables, ou plus précisément leurs confrères. Evoquer la bibliothèque du barreau, à travers son histoire et ses richesses, est d’abord une invitation pour l’avocat à mieux comprendre comment il a réussi à devenir ce qu’il est aujourd’hui.


La 1ère bibliothèque (XVIIIème siècle)
En 1776, Gabriel de Saint-Aubin a représenté, dans une gravure au style très personnel (ci-contre), une conférence d’avocats dans leur bibliothèque : à l’extrémité d’une grande table, un orateur lit un discours qu’écoutent ses confrères. Au-dessus d’eux, l’artiste a figuré un groupe allégorique que domine la Justice, avec son glaive et sa balance. Plus bas, la Vérité, à gauche, montre à l’Éloquence, à droite, le livre de « L’Esprit des lois » et lui tend son miroir ; elle renverse deux urnes d’où s’échappent - à en croire les connaisseurs de Saint-Aubin - des flots de parole où l’on distingue un petit chat, synonyme d’astuce, et un petit génie, symbole de la liberté : non content de nous donner un aperçu de la première bibliothèque des avocats, Saint-Aubin nous offre une version un rien irrévérencieuse de l’art oratoire.

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Cette bibliothèque était située dans des bâtiments de l’archevêché aujourd’hui disparus, à proximité de la cathédrale Notre-Dame. Elle avait été ouverte en 1708 grâce au testament d’un avocat au Parlement de Paris, Étienne Gabriau de Riparfons, qui avait légué à ses confrères ses ouvrages et une somme d’argent pour permettre l’aménagement et l’entretien d’une bibliothèque ouverte aux avocats et plus généralement au public. Conformément à la volonté du testateur, des réunions professionnelles s’y déroulaient régulièrement sous le nom de « conférences » de discipline, de doctrine et de charité. Elles sont à bien des égards les ancêtres respectifs des actuelles séances du Conseil de l’Ordre, des colloques ou journées d’études et enfin des consultations gratuites.
Naturellement indissociable des avocats, la bibliothèque n’a pas survécu longtemps à la suppression de la profession : en 1791, ses ouvrages sont saisis et dispersés. Ses anciens maîtres et utilisateurs n’oublieront pas pour autant l’utilité d’un tel établissement pour leur existence professionnelle : la bibliothèque renaîtra au début du XIXe siècle en même temps que l’Ordre des avocats, à la suite du legs d’un ancien avocat du Parlement, pour devenir aussitôt, à l’imitation de son aînée, l’un des lieux privilégiés où se forge et s’affirme l’identité collective du barreau.
Le portrait de Jean Gabriau, père d’Étienne, vous invite à faire connaissance avec le fondateur de la bibliothèque, à travers notamment le contenu de ses dernières volontés. Vous pouvez également choisir de vous rendre dans les bâtiments de l’archevêché, où vous découvrirez plus en détail l’existence de l’établissement, depuis son inauguration en 1708 jusqu’à sa suppression en 1791. L’assemblée d’avocats qui vous attend à droite vous présentera les différentes conférences accueillies dans l’ancienne bibliothèque et qui ressemblent comme des sœurs aux réunions professionnelles d’aujourd’hui.

De Napoléon Ier à la Troisième République

Lors de la Révolution, la dispersion des ouvrages de la bibliothèque des avocats a suivi de peu la suppression de l’Ordre décrétée par l’Assemblée nationale. Sous le Premier Empire, le processus s’opère pour ainsi dire en sens inverse : c’est après avoir autorisé le legs par un avocat à ses confrères de ses livres de droit que Napoléon Ier se décide à rétablir l’Ordre. Comme on le voit, la destinée du barreau est indissociable de l’histoire de sa bibliothèque.
Un siècle après Gabriau de Riparfons, un autre membre du barreau, Nicolas Férey, prend à son tour l’initiative de léguer ses livres à l’Ordre des avocats. Lorsqu’il rédige son testament en 1806, il n’existe cependant plus (ou plutôt pas encore) d’organisation professionnelle susceptible de recevoir ce legs. Férey décède en 1807 et la question se pose alors de l’exécution de ses dernières volontés. Un décret impérial de 1808 déclare le legs recevable et laisse espérer une prochaine restauration de l’Ordre des avocats. Dans l’espoir de hâter celle-ci, les confrères de Férey lui rendent hommage au cours d’une cérémonie à laquelle assiste le Prince Cambacérès, proche de Napoléon. Le discours prononcé en la circonstance a été imprimé et somptueusement relié aux armes du Prince (reproduction). Elles se distinguent notamment par un bras tenant les tables de la loi, surmonté d’un semis d’abeilles.
Quelques mois plus tard, le 14 décembre 1810, Napoléon signe le décret rétablissant les ordres d’avocats et réglementant la profession. Les livres de Férey forment alors le noyau de la nouvelle bibliothèque du barreau de Paris. Contrairement à leurs prédécesseurs de l’Ancien Régime, les avocats du XIXe siècle parviennent à trouver refuge au cœur du Palais, dans de modestes locaux donnant sur la cour de la Sainte-Chapelle. À l’inverse de sa devancière, cette nouvelle bibliothèque n’est pas publique, mais réservée aux membres du barreau. Elle n’est pas seulement un lieu d’études : ses locaux accueillent également les séances du concours d’éloquence de la conférence et les réunions hebdomadaires du Conseil de l’Ordre. En peu de temps, elle s’impose comme l’un des centres nerveux de la vie du barreau. À la suite du legs de Férey, elle ne cesse de s’enrichir d’ouvrages concernant les matières les plus variées ; son catalogue imprimé en 1866-1867 comprend plus de 10 400 notices, correspondant à plus de 26 000 volumes. On y trouve naturellement de nombreux livres de droit mais aussi de religion, sciences et arts, littérature, histoire et géographie. Ce patrimoine va connaître une douloureuse épreuve en 1871, lors de l’incendie du Palais de Justice.incendie_1871_site.jpg


Le portrait de Férey vous invite à consulter son testament et les termes en lesquels l’empereur l’a déclaré recevable. Derrière la représentation de Napoléon Ier, vous découvrirez les détails de la cérémonie de 1810 qui fut le prélude à la reconstitution des ordres d’avocats la même année. L’avocat anonyme plongé en pleine lecture se propose de vous faire découvrir la bibliothèque telle qu’elle existait avant le drame de la Commune.

L'incendie de la Commune et ses suites
Le 26 mai 1871, l’incendie du Palais de Justice, allumé par les insurgés de la Commune, ravage une grande partie des bâtiments : la salle des Pas-Perdus et l’ancienne Grand’Chambre sont détruites, de même que la Cour d’assises et une grande partie des locaux abritant la Cour de cassation et les archives judiciaires. La bibliothèque des avocats n’est pas épargnée : les deux tiers de ses ouvrages et de nombreux manuscrits sont réduits en cendres.
Présents sur les lieux au moment du sinistre, le Bâtonnier Edmond Rousse et le bibliothécaire Nicolas Boucher ne peuvent qu’assister à l’effondrement dans les flammes de la salle dédiée aux réunions du Conseil de l’Ordre ; une chaîne humaine permet cependant de sauver plusieurs milliers d’ouvrages. Quelques mois plus tard, le Bâtonnier Rousse évoque ces heures sombres dans un discours mémorable lors de la rentrée du barreau.
L’Ordre lance un appel à la générosité des avocats et des amis du barreau qui est rapidement suivi d’effet. En l’espace de quelques années, les collections d’ouvrages sont en grande partie reconstituées : le catalogue imprimé en 1880-1882 compte déjà plus de 9800 notices, couvrant les matières les plus variées. Plus que jamais, la bibliothèque apparaît comme le patrimoine de tous les avocats, mais aussi comme un témoignage spectaculaire de la capacité du barreau à se relever des épreuves que l’histoire lui inflige : recréée vingt ans après sa disparition en 1791, la voici qui renaît pour ainsi dire de ses cendres après le désastre de 1871. Ce nouveau départ connaîtra un prolongement logique avec la création, quelques années plus tard, des locaux qui forment aujourd’hui encore le cadre familier où évolue le barreau contemporain.
De part et d’autre d’une évocation par l’image des ravages provoqués par l’incendie, deux portraits vous invitent à aller plus loin dans la connaissance de cet épisode crucial de l’histoire : le Bâtonnier Edmond Rousse fut un témoin direct du drame de mai 1871 dont vous lirez un récit détaillé par l’avocat Jules Fabre. Georges Marjolin, ancien magistrat et bibliophile avisé, incarne et rappelle très légitimement la générosité et la discrétion exemplaire des nombreuses personnalités, avocats et autres, qui ont offert à la bibliothèque sinistrée d’inestimables richesses. Ces bienfaiteurs ont permis à l’établissement de faire face aux exigences de l’heure, mais aussi de rassembler et de conserver pour les générations suivantes de remarquables témoignages de leurs goûts et de leurs passions.

La bibliothèque de 1890 à 1984
Après l’incendie de 1871, la question d’un nouveau local a tôt fait de se poser. À partir de 1879, la bibliothèque emménage dans ce qui ne constitue de nos jours qu’une bien modeste partie de ses locaux : la galerie du rez-de-chaussée et les petites salles qui se trouvent à son extrémité sur la gauche. En 1890, le Bâtonnier en exercice, Ernest Cresson (photo ci-contre), met à profit sa qualité d’ancien préfet de police (fonctions qu’il avait exercées pendant le siège de Paris en 1870-1871) :
il obtient de la Préfecture qu’elle libère un grand local attenant à la galerie de la bibliothèque et fait procéder à son aménagement en salle de lecture ; c’est, encore aujourd’hui, le principal espace de travail dont bénéficient les avocats.
En 1908, sous le bâtonnat de Raoul Rousset, la bibliothèque se dote d’un niveau supérieur et double ainsi sa surface. Lorsqu’il inaugure la grande salle des conférences, qui accueille depuis lors le concours d’éloquence des jeunes avocats, le Bâtonnier Rousset se réjouit de l’excellent instrument de travail que constitue la bibliothèque : « Celle que nous mettons à votre disposition me paraît assez riche, avec ses 60 000 volumes méthodiquement classés et faciles à consulter, pour satisfaire votre curiosité. Venez-y souvent, mes jeunes confrères, pour acquérir ces clartés de toutes choses que vous devez avoir et surtout pour acquérir la science du Droit ».
Certains avocats ont pris la plume pour évoquer leur bibliothèque. Dans ses souvenirs des années 1908-1938, Pierre-Charles Prud’hon évoque cette « curieuse ruche […] dont la porte est défendue par un appariteur qui, à l’aide d’un porte-voix, lance dans toutes les salles de travail à la fois, sur un ton monotone, le nom de celui qu’on attend : “On demande Maître Un tel” ». En 1976, René Escaich décrit à son tour le lieu et constate que « dès le début de l’après-midi, toutes les places [sont] occupées par de nombreux membres du barreau ». Il explique cette affluence par l’augmentation du nombre des avocats et la nécessité où ils se trouvent de multiplier les recherches documentaires, du fait de la complexité croissante du droit. Le libre accès à la documentation, sans formalité ni contrainte, est particulièrement apprécié de l’intéressé : « sans remplir aucune fiche, les lecteurs vont chercher eux-mêmes les ouvrages dont ils ont besoin, qu’ils trouvent très facilement grâce à un classement judicieux».
La salle de lecture et la salle des conférences constituent les deux grands pôles de ce foyer de la vie professionnelle. Leurs images respectives donnent accès à une présentation plus détaillée de leur existence de naguère.

La bibliothèque d'aujourd'hui
En 1984-1985, à l’initiative du Bâtonnier Guy Danet (à gauche), la bibliothèque fait l’objet d’une rénovation complète menée par l’architecte Philippe Mathieu : les deux grandes salles (salle de lecture et salle des conférences) et la galerie du rez-de-chaussée conservent leur volume d’origine mais font l’objet d’un nouveau décor dans un style classique particulièrement soigné : le rez-de-chaussée de la bibliothèque est doté de nouvelles boiseries, des luminaires décoratifs remplacent les néons, et le mobilier de travail gagne en confort et en élégance.
Les autres locaux sont entresolés et réaménagés avec le même souci d’allier l’esthétique et le fonctionnel, tout en augmentant sensiblement la surface utile. Les services techniques peuvent ainsi se développer et denouveaux espaces de travail sont aménagés ; les collections sont redéployées afin de faciliter l’accès aux livres et aux périodiques les plus consultés. L’informatique, introduite à la bibliothèque en 1982, n’a cessé depuis de se développer. Loin d’être figée dans ses vieux murs, la bibliothèque vit ainsi avec son temps. Elle parvient à conjuguer passé et présent, au sein d’un Palais qui est lui-même un monument historique où se rend la justice contemporaine. Fidèle à sa vocation d’origine, elle offre une documentation sans cesse enrichie, que les avocats peuvent consulter au Palais ou depuis leur cabinet. Elle demeure l’un des centres nerveux de la vie professionnelle et favorise, aujourd’hui comme hier, toutes les manifestations culturelles initiées par les membres du barreau.


Fleurons de la bibliothèque
La bibliothèque des avocats est un centre de documentation permettant aux membres du barreau de bénéficier d’informations juridiques constamment mises à jour. Elle est en même temps un établissement de conservation d’un patrimoine imprimé et manuscrit qui n’a cessé de croître depuis 1810. Les quelques ouvrages présentés ici permettent de se faire une idée de la richesse et de la variété des collections des avocats de Paris. Le barreau possède notamment quelques incunables dont l’un, publié à Mayence en 1472, présente en tête de son texte une belle miniature (ci-contre, à gauche) : le Christ tient les deux glaives du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, avec, agenouillés à ses pieds, le pape (en rouge) et l’empereur (en vert). Cette représentation des deux pouvoirs illustre une édition du Décret de Gratien, texte de référence du droit canonique. L’édition de la coutume de Paris (en bas, à gauche) constitue une excellente introduction à la découverte des livres de droit ancien conservés par notre bibliothèque :
elle a été publiée par un libraire parisien installé dans la Grand’Salle (ancêtre de nos Pas-Perdus) du Palais de Justice de Paris. Le commentaire de la coutume est l’œuvre d’un avocat parisien. Autant dire que cet ouvrage est tout à fait chez lui à la bibliothèque des avocats. Il est en outre orné d’une belle marque de libraire, et sa typographie soignée démontre que les livres de droit pouvaient fort bien allier le sérieux et l’esthétique. Son icône donne accès à d’autres livres traitant du droit et de la Justice.
Une enluminure représentant la fuite de la Sainte Famille en Égypte (en bas, au centre) peut surprendre ici. Elle témoigne de la richesse des collections de la bibliothèque en matière de religion. Cette miniature est extraite d’un livre d’Heures du XVème siècle. Vous découvrirez, cachées derrière elle, les autres miniatures de cet ouvrage de dévotion, ainsi que différentes enluminures, de caractère sacré ou profane, depuis le Moyen Age jusqu’au siècle de Louis XIV.
Comme l’attestent ces enluminures, la bibliothèque des avocats possède des collections sur des sujets étrangers au droit : arts et sciences, lettres, religion, histoire et géographie… Certains ouvrages présentent un indéniable pouvoir de séduction, comme le prouve ce bel oiseau coloré (en bas, à droite), qui dissimule derrière lui d’autres trésors de tous les styles et de toutes les époques. Autant de témoignages attachants de l’insatiable curiosité, mais aussi de l’extrême générosité de tous les donateurs qui ont permis la constitution de ce patrimoine commun.