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Baromètre des droits - tribunal médiatique contre tribunal judiciaire : contexte et bilan

Mis à jour le 3 février 2022

Découvrez les résultats de la dernière étude du baromètre des droits portant sur le thème « Tribunal médiatique contre tribunal judiciaire ».

Le 18 novembre dernier, Basile Ader, ancien vice-bâtonnier de Paris, a présenté les résultats de la dernière étude du baromètre des droits portant sur le thème « Tribunal médiatique contre tribunal judiciaire ». Une table ronde composée d’experts a ensuite commenté cette étude.

Lancé par le barreau de Paris en avril 2020, dans le cadre des missions « Sentinelles des libertés », le baromètre des droits a pour objectif de réaliser des études sur l’état d’un droit donné en France. Chaque enquête procède de l’interrogation de deux cibles à comparer, via un questionnaire quantitatif :

  • un échantillon représentatif des avocats inscrits au barreau de Paris ;
  • un échantillon représentatif de la population française (hors avocat).

Les résultats de la quatrième étude du baromètre des droits portant sur le thème « tribunal médiatique contre tribunal judiciaire » ont été dévoilés par le l'ancien vice-bâtonnier Basile Ader le 18 novembre dernier à la Maison des Avocats en présence de :

  • Valence Borgia, avocate et co-fondatrice de la Maison des Femmes ;
  •     Pascal Ceaux, directeur adjoint de la rédaction du Journal du Dimanche ;
  •    Arnaud Dupui-Castérès, communiquant, fondateur du cabinet Vae Solis ;
  •    Jacqueline Laffont, avocate au barreau de Paris.

La table ronde était animée par Anne-Cécile Sarfati, journaliste.

 

 

Deux cibles ont été interrogées entre le 5 et le 10 octobre 2021, 1 000 individus constituant un échantillon représentatif de la population française de 18 ans et plus, selon la méthode des quotas, et 450 avocats inscris au barreau de Paris. Le questionnaire a été administré en ligne pour les deux cibles.

En préambule, Valence Borgia s’est dite un peu gênée par le contenu de ce questionnaire dans la mesure où le titre de l’enquête laisse penser qu’il y sera question du tribunal médiatique alors que le contexte de la libération de la parole des femmes, vis-à-vis des actes d’agressions sexuelles, paraît nettement visé à travers la formulation des questions. Elle pointe là un glissement non explicité qui suscite des interrogations de sa part quant aux intentions des auteurs de l’enquête.

7 Français sur 10 estiment que la multiplication des accusations sur les réseaux sociaux ou dans les médias libère la parole des victimes et oblige le juge à agir dans certains cas. Pour 8 Français sur 10, la personne accusée ne peut pas se défendre équitablement. 90 % des avocats le pensent aussi.

Si l’accusation s’avère fausse, les Français sont conscients, à 94 %, que le mal est fait (97 % pour les avocats). Pour 9 Français sur 10 et 91 % des avocats, la malveillance est du coup rendue plus facile. Enfin, 63 % des Français et 84 % des avocats voient là un danger pour la justice. C’est même, pour 61 % des Français et 79 % des avocats, un danger pour la démocratie.

1) La capacité à se défendre

Jacqueline Laffont souligne une quasi-unanimité des Français et des avocats (près de 8 Français sur 10 et 9 avocats sur 10) pour considérer que les hommes et les femmes qui sont condamnés médiatiquement, sur les réseaux sociaux, ne peuvent pas se défendre. Si elle juge importante la libération de la parole et admet que chacun ait en permanence le droit de parler de faits qu’il a vécu, ce droit doit s’exercer dans un rapport d’équilibre. Or cet équilibre n’existe pas aujourd'hui à ses yeux, ce qu’elle juge inquiétant dans un État de droit.

Valence Borgia constate tout de même que les personnes mises en cause peuvent s’exprimer dans les médias autant que leurs accusateurs. La liberté d’expression fait partie des grands principes républicains, dès lors qu’elle a pour garde-fou la possibilité de poursuites au motif d’une diffamation éventuelle. Cette possibilité de s’exprimer existe d'ailleurs même lorsque la justice est passée car ce sont, pour Valence Borgia, deux aspects totalement distincts.

Jacqueline Laffont se dit également attachée à la liberté de l’information et à la liberté d’expression, dès lors que la présomption d’innocence ne passe pas par pertes et profits.

Quant à la place faite à ces deux types de propos, elle relève du traitement journalistique davantage que de la parole des victimes, observe Valence Borgia. Celle-ci note par ailleurs que, selon l’ensemble des personnes interrogées, il n’est pas nécessairement plus simple de porter plainte devant la justice – c'est-à-dire venir s’exposer en tant que victime, publiquement, pour faire part d’une expérience – que d’interpeller dans les médias ou sur les réseaux sociaux.

2) L’atteinte à la réputation

Internet a profondément modifié les choses en raison de la trace que laissent les contenus numériques, souligne Arnaud Dupui-Castérès. Toute mise en cause peut, dès lors, rester visible des dizaines d’années, créant une atteinte à la réputation disproportionnée.

Arnaud Dupui-Castérès voit une illustration saisissante de la force du « tribunal médiatique » dans certains aspects de l’affaire Barbarin, du nom du cardinal dont le comportement, vis-à-vis des enfants et en matière de mœurs, n’a jamais été mis en cause. Le religieux a même incité les familles et plaignants à se tourner vers la justice. Il n'en demeure pas moins qu’une part significative de la population a retenu du traitement médiatique du dossier qu’il avait eu un comportement déviant.

3) Pour ou contre la levée de l’anonymat

65 % des Français et 77 % des avocats sont favorables à la levée de l'anonymat sur les réseaux sociaux, note Anne-Cécile Sarfati et 81 % des Français et 87 % des avocats estiment qu'il faudrait donner au juge plus de moyens pour faire respecter la présomption d'innocence sur les réseaux sociaux.

Pour Pascal Ceaux, il s’agit de la question essentielle : le surgissement du web a introduit une rupture avec les médias traditionnels en ceci que tout journaliste signe ses articles, avec pour corollaire le cadre juridique de la diffamation, alors qu’internet permet aux accusateurs de rester anonymes. « En régime démocratique, lorsque vous êtes mis en cause ou accusé, le minimum, c’est de savoir qui vous accuse », souligne-t-il également.

Les choses pourraient évoluer toutefois, note Basile Ader : s’il est vrai que, jusqu'à présent, les grandes plateformes ne donnent pas, sauf à y être contraintes par des instruments juridiques américains, les données de connexion permettant d’identifier les auteurs des messages, l’Europe est en train de réagir avec le Digital Services Act : celui-ci va instaurer l’obligation, pour les plateformes, de divulgation de ces données, faute de quoi elles seront sanctionnées par une autorité administrative, du moins pour la lutte contre la haine en ligne.

La commission dont Basile Ader a fait partie, instituée au début de l’année par le garde des Sceaux et présidée par Élisabeth Guigou, s’est penchée sur l’état de la protection de la présomption d’innocence en France et a fait des propositions. L’une de ses recommandations vise justement à établir pour la présomption d’innocence le même degré de protection qu’en cas d’insultes ou de discrimination.

4) La prescription

À la différence des autres thèmes, une divergence se fait jour entre les avocats et la population générale sur la question de la prescription : 59 % des Français sont pour l’imprescriptibilité des abus sexuels alors que 67 % des avocats sont pour le maintien de la prescription.

À titre personnel, Valence Borgia ne se dit pas convaincue par le principe d’imprescriptibilité des crimes sexuels. Un traitement judiciaire correct des affaires non encore prescrites constituerait déjà un bon début à ses yeux. Elle souligne cependant que la prescription ne signifie pas injonction au silence : « des faits peuvent être prescrits, ça ne veut pas dire qu’on n’a pas le droit d’en parler ».

Jacqueline Laffont se dit opposée, comme la majorité des avocats, à l’imprescriptibilité. Elle rappelle que la majorité des Français était en faveur de la peine de mort. On ne peut qu’être heureux aujourd'hui que ce combat ait été mené en dépit de cet avis des Français, souligne-t-elle.

Encore faut-il que les affaires soient traitées avant expiration des délais de répartition, rappelle Anne-Cécile Sarfati.

C'est la raison pour laquelle la commission Guigou a dû constater une nouvelle fois que la justice avait besoin de moyens pour fonctionner : il faut par exemple des enquêteurs formés dans les commissariats pour recevoir les victimes, faute de quoi nombre d’entre elles préfèrent renoncer plutôt que d’aller plus loin dans la procédure.